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Vers l'irréversibilité des politiques monétaires Dominique Marchese, Head of Equities & Fund Manager, 2020-09-04

  • Un été qui a renforcé les tendances observées durant le printemps
  • Les banques centrales prises au piège alors que tout (croissance et taux) converge vers zéro !
  • Deux évènements politiques à souligner
  • Conclusion

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UN ÉTÉ QUI A RENFORCÉ LES TENDANCES OBSERVÉES DURANT LE PRINTEMPS 

On a coutume d’affirmer que les bulles financières ne deviennent véritablement évidentes que lorsqu’elles finissent par éclater. Rares sont en effet les lanceurs d’alertes dans les périodes qui précèdent les déconvenues boursières. L’éclatement de la bulle internet au début des années 2000 et le krach immobilier américain de 2007-2008 illustrent bien ce phénomène. Mais avoir raison trop tôt, contre l’avis de la très grande majorité des investisseurs, c’est avoir tort ! Pour de nombreux professionnels de la gestion d’actifs, il est de loin préférable de se tromper avec l’ensemble des confrères ; à défaut d’être le résultat d’un raisonnement intellectuellement satisfaisant, il s’agit pour beaucoup de la politique la moins dommageable sur le plan commercial.  La recherche éperdue de rendement dans un monde où les taux d’intérêt sont nuls, voire négatifs, accentue ce tropisme. Il ne s’agit plus d’ambitionner à tout prix la protection du capital, mais de capter les performances extraordinaires des secteurs en forte croissance et réputés immunisés face à la crise économique. Car pour de nombreux investisseurs, la cataracte de liquidités déversées par les banques centrales et la durabilité espérée des politiques monétaires ultra-expansionnistes (taux réels négatifs) priment sur l’ampleur de la crise (reprise plus lente qu’escompté initialement et faiblesse durable de la croissance potentielle et donc des bénéfices des entreprises après la crise sanitaire). Alors que le virus continue de circuler, l’espoir d’un vaccin et les statistiques d’hospitalisations et de décès qui n’ont pour le moment rien d’alarmant alimentent l’optimisme des marchés (rapport cours/bénéfices attendus en 2021 de l’indice mondial MSCI égal à 19, soit un niveau environ 15 à 20% supérieur à sa moyenne historique).

L’été 2020 a ainsi renforcé les tendances observées depuis le début de l’année et plus particulièrement depuis le printemps. Les stratégies de « duration » ont continué de surperformer largement les investissements dans les thématiques « value » réputées plus exposées au cycle. Le rythme de progression des multiples de valorisation des valeurs technologiques américaines atteint des seuils jamais observés depuis la bulle internet de la fin des années nonante. De même l’écart de valorisation entre la thématique croissance et la « value » est à présent comparable à celui observé au début des années 2000. Mais qui aujourd’hui manifesterait sérieusement l’envie d’acheter des titres bancaires ou encore des actions pétrolières ? Certes, les grands leaders technologiques sont les gagnants incontestables de la crise. Ils ont démontré, à l’occasion de la saison des publications de leurs résultats du deuxième trimestre, leur bonne résistance à l’effondrement économique, soutenus par des tendances incontestables comme la digitalisation des entreprises, les changements d’habitude des consommateurs, le développement du cloud ou encore de l’intelligence artificielle. Plus généralement, dans un monde où la croissance devient rare - le rythme moyen de progression du PIB mondial avait déjà baissé après la crise des subprimes, il pourrait encore diminuer après la crise du Covid-19 -, les investisseurs sont prêts à payer très cher les actifs les plus exposés aux thèmes à la mode. Dans la période qui s’étale de 2013 à début 2020, les leaders technologiques se payaient autour de 20 à 25 fois leurs profits annuels attendus ; la « nouvelle normalité » tourne plutôt autour de 30 fois voire 50 fois pour les entreprises les plus emblématiques des changements structurels de l’économie, surtout celles qui profitent largement de leur rente monopolistique. La conséquence absurde de la méthode de calcul des indices américains dont les composants sont pondérés par leur capitalisation boursière est que le secteur technologique représente à présent un quart du marché, mais seulement 5% du PIB des États-Unis (avant la crise, source : ONU, rapport sur l’économie numérique 2019) et moins de 3% des emplois !      

Outre le dynamisme bénéficiaire du secteur technologique, cette tendance s’explique en grande partie par la baisse des taux d’intérêt et donc par la contraction des taux d’actualisation des cash-flows futurs, dont l’effet est maximal pour les actifs à longue duration (forte croissance attendue des cash-flows). Elle est aussi la conséquence évidente d’une manipulation à grande échelle par les banques centrales des prix des actifs financiers qui ne reflètent plus correctement les informations disponibles, en particulier les risques. Le fonctionnement des marchés financiers s’en trouve dangereusement perturbé. On aboutit à des absurdités théoriques en matière de valorisation des actions, lorsque le taux d’actualisation devient proche du taux de croissance. La mathématique financière la plus élémentaire nous donne un résultat qui tend vers l’infini par application de la formule générale du calcul de la valeur d’un actif générant un cash-flow ou F est le cash-flow de l’année en cours, k le taux d’actualisation et g la croissance à long terme. Il semble inutile de préciser que les bulles ainsi favorisées par les principaux argentiers de la planète dans des sociétés vieillissantes accentuent sévèrement les inégalités de patrimoine, plus particulièrement au détriment des jeunes générations lorsque les prix des actifs financiers et immobiliers résidentiels deviennent inabordables.

Les investissements thématiques se désolidarisent ainsi des questions de valorisation. Il n’est plus rare de lire des études de courtiers qui justifient leurs objectifs de prix (calcul de la valeur théorique de l’action) à partir de simples comparaisons sectorielles – le secteur est valorisé en moyenne à X fois les cash-flows, donc le titre étudié doit être valorisé de façon identique. Dans certains cas, on n’hésite plus à faire référence aux multiples affichés dans les transactions de private equity, où le levier financier justifie des multiples de valorisation très élevés. C’est par exemple le cas du secteur des Utilities (services aux collectivités) en Europe dans le segment très prisé des énergies renouvelables (thématique ESG, transition écologique) dont le multiple moyen de valorisation atteint aujourd’hui 35 fois les résultats attendus en 2021 pour les actifs côtés, malgré les lourds investissements nécessaires. Lorsque les analystes raisonnent de la sorte, poussés par leurs clients et les responsables des banques d’investissement, il est grand temps de se poser les bonnes questions !

LES BANQUES CENTRALES PRISES AU PIEGE ALORS QUE TOUT (CROISSANCE ET TAUX) CONVERGE VERS ZERO !  

Nous nous posons depuis longtemps la question de l’irréversibilité des politiques monétaires et donc de la durabilité de la déconnection entre le prix des actifs et l’économie réelle. L’ampleur de la crise économique liée au Covid-19 ne fait que confirmer nos craintes en la matière.  La bulle de dettes publiques et privées - elle ne date pas de la crise du Covid-19 - et l’extrême sensibilité des marchés financiers aux conditions financières (cf. la violente correction des indices boursiers au troisième trimestre 2018 lorsque la Réserve fédérale a tenté en vain de resserrer davantage sa politique monétaire) rendent pratiquement impossible un retour en arrière sans provoquer l’éclatement des bulles d’actifs et une nouvelle crise financière. Les banques centrales assurent la solvabilité des agents économiques, en particulier celle des États surendettés, en maintenant des taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance de l’économie. Exprimée en pourcentage du PIB, la dette mondiale dépasse largement 300% de la richesse créée en une seule année, ce qui correspond au triplement de ce ratio depuis 20 ans. Cependant, les dettes publiques ne sont plus un problème pour les gouvernements - oublions définitivement l’objectif européen de ramener le taux d’endettement à 60% du PIB - tant que les banques centrales renouvellent de facto le stock de dettes détenues. C’est bien le sens de leurs discours depuis le printemps. Contrairement à la crise de 2008 et à celle des dettes souveraines en Europe en 2010-2012, les gouvernements n’oseront plus vendre des programmes d’austérité à leurs concitoyens. Récemment, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a annoncé une flexibilisation de l’objectif d’inflation : la Fed pourra accepter de façon temporaire un dépassement de son objectif de taux de progression des prix de 2% par an. Dans l’esprit des responsables de la banque centrale américaine, il s’agit bien de placer l’emploi (c’est-à-dire l’activité économique) comme priorité au détriment de la stabilité monétaire et financière.

Dans ces conditions jamais observées dans le passé, il devient pratiquement impossible de calculer la valeur fondamentale d’un actif. Pour exprimer cette idée de façon provocatrice, n’importe quel prix observé devient justifiable ! Pour le moment, les grands argentiers se contentent de racheter des emprunts publics et des obligations d’entreprises (assouplissement quantitatif) ; dans le scénario d’un nouveau krach boursier et d’une dislocation accélérée des marchés, la prochaine étape pourrait être l’achat direct par les banquiers centraux de fonds indiciels en actions, comme au Japon !  

Quel facteur est de nature à remettre fondamentalement en cause cette toile de fond favorable aux actifs financiers ? L’inflation évidemment. C’est la seule question qui devrait aujourd’hui occuper l’esprit des investisseurs.  Mais personne ne la voit arriver ; elle est inexistante depuis de nombreuses années sous l’effet de l’ouverture des économies nationales à la mondialisation, à la dérégulation et à la concurrence internationale. La crise actuelle est d’ailleurs de nature déflationniste. Quels sont donc les moteurs qui pourraient changer la donne dans deux ou trois ans ? C’est une question que nous ne développerons pas ici par manque d’espace. Retenons simplement que quelques facteurs pourraient conduire à un redressement de l’inflation : le vieillissement de la population, la régionalisation et la fragmentation des chaînes de valeur (rapatriement d’une partie des chaines de production), la transition énergétique via notamment le prix du CO2, éventuellement la forte reprise de la consommation après la crise du Covid-19 , ou encore la hausse des anticipations d’inflation liée aux discours des banquiers centraux plus enclins à dépasser temporairement leurs objectifs d’inflation – ces anticipations se sont déjà redressées depuis le printemps. A ce stade, la question d’un changement fondamental de régime de l’évolution des prix par rapport aux dernières décennies caractérisées par la désinflation reste ouverte.

Deux évènements politiques à souligner

Deux évènements politiques importants ont eu lieu durant l’été : la désignation de la sénatrice Kamala Harris comme colistière de Joe Biden dans la course à la Maison-Blanche, et l’adoption du plan de relance de l’Union européenne. La nomination de la centriste Kamala Harris a été plutôt bien accueillie par les marchés dans la perspective d’une large victoire des démocrates aux prochaines élections présidentielle et législatives. Le choix de Joe Biden peut surprendre, lui qui est parvenu à rallier les partisans de Bernie Sanders et Elisabeth Warren ; il témoigne en réalité de sa volonté de recentrer son projet politique après avoir chassé sur les terres de la gauche démocrate radicale. Ailleurs qu’aux États-Unis, le Parti démocrate serait sans nul doute scindé en deux mouvements politiques bien distincts, compte tenu du grand écart idéologique entre les centristes dont font partie Joe Biden et Kamala Harris et l’aile gauche tintée de socialisme. Le pari de Joe Biden est audacieux puisqu’il vise à convaincre une partie des républicains modérés les plus hostiles à la candidature de Donald Trump à sa propre succession. Cependant, il pourrait éloigner des bureaux de vote une jeunesse avide de politique de rupture (remise en cause du modèle néolibéral) et qui voit d’un mauvais œil le ralliement de l’aile gauche à la candidature de Joe Biden, lui qui a pourtant donné des gages au courant socialiste en intégrant de nombreuses propositions progressistes dans son programme (hausse du salaire fédéral minimum, augmentation de la fiscalité sur les sociétés et les hauts revenus, régulation hostile au secteur pétrolier…). L’abstentionnisme reste le pire ennemi du Parti démocrate, alors que la personnalité de Joe Biden ne joue pas en sa faveur – Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington, l’a un jour qualifié assez justement de « Chirac américain », un politicien de l’ancien monde certes pragmatique mais dont le manque de conviction politique n’est pas pour plaire aux démocrates radicaux qui pourraient craindre que l’ampleur de la crise ne le conduise à reporter sine die les réformes les plus progressistes.

L’Union européenne a fait un pas décisif en adoptant un plan de relance historique qui ouvre la voie à la mutualisation d’une partie des dettes européennes. Cet accord historique crédibilise le projet européen et la monnaie unique par la même occasion. Le montant du plan, qui s’ajoute aux programmes nationaux, n’a rien d’anecdotique puisqu’il porte sur 5,5% du PIB européen (750 milliards d’euros dont 390 milliards d’euros de subventions, soit 3% du PIB, le reste sous la forme de crédits remboursables). Par rapport aux subventions de 500 milliards d’euros proposés initialement par le couple franco-allemand, les ajustements ne réduisent qu’à la marge les transferts vers le sud de l’Europe. 70% des fonds seront disponibles avant 2022, alors que les remboursements s’échelonneront de 2028 à 2058. Nous insistons sur un point important : une majorité qualifiée d’États membres de l’Union sera nécessaire pour contester la pertinence de l’utilisation des fonds ; aucun droit de veto ne viendra menacer l’implémentation du plan, les petits pays réputés frugaux ont donc perdu leur pouvoir de blocage. Même si de nombreuses questions restent ouvertes (par exemple quelles seront les dépenses réellement affectées à la hausse de la productivité et de la croissance potentielle européenne, à l’éducation, ou encore aux nouvelles technologies ? Quelles sont les garanties contre une utilisation abusive et démagogique des fonds en dépenses sociales ?), le plan met fin au tabou d’une interdiction de dette mutualisée et pérennise le projet européen. Cependant, n’oublions pas que l’UE a encore un dossier délicat sur la table, qui n’a pas beaucoup progressé durant l’été : le Brexit. Nous y reviendrons dans les prochaines notes.  

CONCLUSION

En mars dernier, les marchés ont évité de justesse une complète dislocation grâce à l’intervention énergique des autorités politiques et monétaires. La taille des programmes d’assouplissement quantitatif représente plus de 8% du PIB mondial contre 4% en 2008. Les plans de relance portent sur près de 10% du PIB, en prenant en compte les mesures indirectes telles que les garanties de crédit. Contrairement à la crise des subprimes de 2008, l’action des autorités publiques n’a pas été freinée par les craintes de l’aléa moral que pourrait créer cette cataracte de liquidités. Si ces interventions appuient la reprise économique, elles favorisent aussi une distorsion artificielle des prix de marché des actifs financiers.

De nombreux facteurs à la fois sanitaires, politiques et économiques sont susceptibles d’influencer les marchés dans les prochains mois. Cependant, le discours des banquiers centraux est sans ambiguïté : les politiques monétaires pourront rester très longtemps ultra-accommodantes tant que la situation économique l’exige. Les objectifs d’inflation deviennent des cibles moyennes ; la Réserve fédérale s’autorise à des dépassements temporaires du taux d’inflation au-dessus de 2%. Ce changement de politique est majeur car il éloigne pour de bon les risques d’une nouvelle tempête boursière consécutive à un resserrement monétaire trop rapide. Dans ce contexte inédit du point de vue de l’histoire économique, les investisseurs n’ont pas d’autre choix que d’investir « aux côtés » des banques centrales, en gardant néanmoins à l’esprit que l’économie de bulles n’est ni normale ni souhaitable à long terme. Elle est synonyme d’instabilité financière et de hausse des inégalités de patrimoine, et commande dès-lors la plus élémentaire prudence.

 

 

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