Dans notre précédente lettre mensuelle rédigée au début de l’été, nous avions conseillé à nos lecteurs de garder la tête froide, d’éviter de surréagir à l’accumulation des nouvelles anxiogènes et d’oser regarder à plus long terme en profitant des primes de risque offertes par les marchés. Jusqu’à présent notre analyse n’a pas été démentie par les faits, même si la crise financière turque est venue, durant quelques jours, tirer les marchés de leur torpeur estivale et que la rentrée reste incertaine.
De nouveaux records sur les actions américaines, et stagnation pour le reste
Depuis la fin du mois de juin, les marchés d’actions américaines ont battu de nouveaux records alors que les actions européennes et les principales bourses émergentes sont au mieux en légère progression et au pire à leurs niveaux d’il y a deux mois. Les lecteurs pourraient légitimement s’étonner de cette volatilité plutôt modérée, malgré les nombreux nuages qui continuent d’assombrir le ciel. La saison des publications des résultats du second trimestre a réussi à calmer quelque peu les craintes excessives des investisseurs. Soutenues par une réforme fiscale de grande envergure, les entreprises américaines ont très largement battu les attentes du consensus qui, pour l’ensemble de l’année, prévoit une croissance des profits des entreprises de l’indice S&P 500 de l’ordre de 22% pour des ventes en progression de 8,5% (source : Factset), soit un rythme de progression jamais égalé depuis la crise des subprimes de 2007-2008. Poussés par une économie domestique en grande forme (progression du P.I.B. en volume proche de 3% en 2018), certes largement dopée aux dépenses budgétaires - le revers de la médaille qu’il faudra bien garder à l’esprit -, les actifs américains continuent d’attirer les flux d’investissement mondiaux au détriment de l’Europe et des pays émergents.
Mais qu'est-ce qui explique cette forme insolente des actions américaines ?
De nombreux investisseurs, surtout européens, ont sous-estimé deux phénomènes essentiels qui expliquent la forme des actions américaines : d’une part la forte génération des cash-flows libres - qui s’observe aussi en Europe - , et d’autre part la hausse conséquente des programmes de rachat d’actions alimentée par la réforme fiscale. En 2018, environ 1 000 milliards de dollars (contre 400 milliards en 2017), soit environ 3% de la capitalisation boursière américaine, devraient être rachetés par les entreprises. Ce montant faramineux, ajouté aux dividendes distribués, représente plus de 5% de la capitalisation, un pourcentage proche du rendement des excédents de trésorerie de l’indice S&P 500. Ces flux, qui soutiennent les marchés américains et en particulier les secteurs technologiques très friands des programmes de rachat d’actions, expliquent largement la hausse des indices.
Certains lecteurs auront lu dans la presse que la hausse du marché américain s’expliquerait avant tout par la performance exceptionnelle de quelques poids lourds technologiques tels que Apple, Amazon et Microsoft, fortement pondérés dans les indices. Cette idée très répandue n’est pas exacte. A la mi-août, un courtier américain – Raymond James - calculait que si l’indice S&P 500, dont le poids des grandes capitalisations boursières est disproportionné, était en hausse de 6,2%, un indice composé des mêmes valeurs mais équipondéré - les petites et les grandes capitalisations ont un poids identique - serait en hausse de 4%, ce qui témoigne de la performance positive de très nombreux titres dans des secteurs divers, notamment dans l’énergie, l’industrie et la santé. Il est exact d’affirmer que la santé financière des leaders technologiques américains est fondamentale pour la bonne tenue des marchés ; il est faux de croire que la hausse du marché se limite à un petit nombre de titres.
Malheureusement, une partie de cette hausse est également le résultat de la désaffection des investisseurs à l’égard des actifs européens et des pays émergents. Les chances accrues d’un Brexit sans accord, les craintes au sujet d’un éventuel dérapage du budget italien en porte-à-faux avec les règles européennes, la proximité géographique de la Turquie en plein chaos économique, et pour finir la crise migratoire, qui ne finit pas de démontrer la fragilité de la construction européenne, sont autant de facteurs qui ne militent pas, aux yeux des grands gérants d’actifs internationaux, pour un pari franc et massif sur les actions européennes, et ce malgré leur faible valorisation que nous avons abondamment commentée dans nos précédentes notes.
Quant aux pays émergents, force est de constater que l’habituel discours des professionnels sur le côté incontournable de leurs actifs financiers dans la gestion diversifiée d’un portefeuille est de peu de poids face aux flux financiers internationaux malmenés par la hausse du dollar. C’est pourquoi les marchés d’Asie du Sud-Est dont les fondamentaux économiques sont pourtant robustes, contrairement à ceux de la Turquie, de l’Argentine et de l’Afrique du Sud, souffrent de leur proximité avec la Chine en pleine dispute commerciale avec les États-Unis.
A présent que le consensus est très largement en faveur de l’économie américaine et de ses actifs financiers, au détriment des actifs européens et émergents, que peut-on espérer pour les prochains mois ?
Si les marchés ont dans l’ensemble bien résisté jusqu’à présent (hormis dans quelques secteurs tels que l’automobile et les banques), c’est aussi parce que les investisseurs n’ont cessé de crier au loup depuis le printemps. Très peu de stratégistes ont osé exprimer autre chose que leur profonde conviction d’un été qui devait se révéler inévitablement "chaud" puisque leurs confrères ne cessaient de le clamer haut et fort. Le petit vent de panique sur la Turquie semblait d’ailleurs leur donner raison. Mais cela n’a pas duré. Car si la grande majorité des professionnels a déjà adopté une stratégie de repli, les évènements tant redoutés, lorsqu’ils se réalisent, n’ont plus la même portée sur les prix des actifs.
Quelle correction envisager dans les prochaines semaines ? Posons-nous les bonnes questions
Comme déjà expliqué précédemment, la prime de risque des actions européennes est déjà fort élevée. Ce qui ne veut pas dire, entendons-nous bien, que la combinaison de tous ces dangers (budget italien refusé par la Commission européenne en octobre prochain, crise financière turque, absence d’accord sur le Brexit, aggravation significative des conflits commerciaux,…) n’aurait aucun impact sur les marchés financiers. Une correction des indices est parfaitement envisageable dans les prochaines semaines. Les marchés émergents demeurent fragiles face à la hausse des taux américains. Néanmoins, les questions pertinentes à se poser sont les suivantes : est-il possible que tous ces risques se matérialisent au même moment ? Quel est le potentiel de baisse des marchés si les gérants sont déjà sous-investis en actions de la zone euro et ont réduit leur allocation aux pays émergents ? Mais surtout, quelle serait la réaction des indices si les dangers ne se matérialisaient pas ?
En restant optimiste ...
Après tout, les contacts entre les officiels américains, chinois et européens ont le mérite de prouver que des négociations bilatérales ont bien lieu au plus haut niveau. Les responsables politiques se parlent encore, ce qui est déjà une bonne nouvelle. Donald Trump n’a-t-il pas envie de présenter triomphalement de nouveaux traités commerciaux à ses électeurs avant les élections de mi-mandat du 6 novembre prochain ?
Dans un scénario où le pire ne surviendrait pas, nous n’avons pas de mal à imaginer une réaction positive des marchés. Une accalmie sur le front des tensions commerciales et le retour d’un certain apaisement dans la zone euro dont les fondamentaux économiques restent bons propulseraient à la hausse les indices européens et émergents de quelques pourcents, tandis que la devise américaine perdrait rapidement une grande partie du terrain gagné depuis février. Est-ce un scénario par trop optimiste ?
Quant au pire ...
Gardons bien à l’esprit le pire scénario : un relèvement généralisé de 10 points de pourcentage des droits de douane à l’importation. Selon la Banque de France (étude publiée le 19 juillet), la conséquence serait une contraction du P.I.B. mondial de 5% en volume en deux ans, soit une sévère récession qui s’accompagnerait d’un krach des marchés financiers. L’hypothèse des 10% renvoie bien sûr aux évènements des années Trente.
Heureusement, nous n’en sommes pas là. Même en tenant compte des menaces de nouvelles hausses de tarifs de Donald Trump et des probables mesures de rétorsions des partenaires commerciaux, les économistes des Cahiers Verts de l’Economie n’aboutissent qu’à une baisse du P.I.B. mondial d’environ 0,5% à horizon douze à dix-huit mois.
Que faire ?
Mais puisque les dangers ne peuvent être ignorés, que peuvent faire en pratique les investisseurs ? Dans un portefeuille actions, il n’est pas absurde de renforcer l’exposition aux métiers les moins corrélés au commerce mondial, dans les secteurs de la santé et des biens de consommation non cycliques par exemple. Nous y trouvons des titres peu valorisés, voire délaissés depuis longtemps par des investisseurs davantage attirés par les histoires de forte croissance. Néanmoins, ce qui nous semble être aujourd’hui la stratégie la plus pertinente est de profiter de l’incroyable faiblesse des volatilités implicites des options sur indices pour protéger les portefeuilles contre les scénarios les plus extrêmes (baisse des marchés de plus de 10%). Avec un coût relativement réduit, cette technique permet à l’investisseur de rester investi et de profiter d’un éventuel redressement des marchés boursiers .
L’été boursier devait être « chaud ». Il n’est pas encore terminé qu’une nouvelle antienne se fait déjà entendre chez les gérants d’actifs : « la fin du cycle économique et boursier est proche ». Les prévisions de croissance des économistes ne tiennent en effet plus compte que de faibles gains de productivité dont l’atonie observée dans les pays de l’OCDE depuis fort longtemps explique la faiblesse de la croissance potentielle (le rythme de croisière de l’économie, autour de 2% en volume aux États-Unis et à peine 1% dans la zone euro). Or, dans des économies proches du plein emploi, la seule manière de lutter contre l’inflation salariale et la baisse des marges des entreprises est bien d’investir pour accroître les gains de productivité.
Des investissements loin d'être anondins pour la croissance mondiale
La Chine qui souffre d’une inflation salariale de 10% par an l’a très bien compris en investissant massivement dans les nouvelles technologies et la modernisation de son outil de production. Les entreprises n’ont plus d’autre choix que d’investir intelligemment plutôt que de consacrer l’essentiel de leurs excédents de cash-flow à des acquisitions et à des rachats d’actions. Quelles seraient les conséquences d’investissements massifs de productivité ? Une prolongation du cycle économique, une absence d’inflation et donc des taux d’intérêt raisonnables, le maintien des marges des entreprises à des niveaux élevés malgré des salaires en hausse, et finalement une poursuite de la progression des indices boursiers.
Étrangement, les gérants d’actifs parlent peu des dernières statistiques plutôt encourageantes des gains de productivité enregistrés aux États-Unis. C’est pourtant un facteur capital d’explication de la croissance potentielle. Il serait tout de même fort décevant, et pour tout dire contraire au bon sens, que le rapide développement du cloud computing, du Big Data, de l’intelligence artificielle, de la technologie de la blockchain, de la robotique, ainsi que l’émergence de l’ordinateur quantique et la poursuite de la validité de la loi de Moore (industrie des semi-conducteurs) n’aient que peu d’impacts sur la productivité et partant sur le potentiel de croissance de nos économies. A présent que les entreprises font face à des pénuries de main d’œuvre dans de nombreux métiers et à un début de tension sur les salaires, leurs dépenses doivent se tourner prioritairement vers les investissements productifs et les nouvelles technologies. C’est le prix à payer pour que les marchés puissent poursuivre leur chemin haussier.
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