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LA DÉFERLANTE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE Dominique Marchese, 2025-11-05

Mots-clés: IA, marchés financiers, GAFAM, productivité.

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Les premières publications de résultats trimestriels des entreprises cotées ont permis aux indices boursiers américains de battre de nouveaux records, portés par l’engouement incontesté pour l’intelligence artificielle (IA). Jusqu’à présent, la poursuite de la fermeture de nombreuses agences fédérales américaines n’a eu aucun effet sur le moral des investisseurs rassurés par l’accord commercial temporaire conclu entre Donald Trump et Xi Jinping. Du côté des politiques monétaires, la Réserve fédérale a diminué d’un quart de point (0,25%) ses principaux taux directeurs alors que la Banque centrale européenne (BCE) a maintenu le statu quo.

Tout gravite désormais autour de l’IA

Dans nos précédentes notes mensuelles, nous avons insisté sur l’importance fondamentale de l’IA dans la bonne tenue des marchés financiers. Les principaux indices de la bourse de New York, construits sur la base des capitalisations boursières, sont devenus ultra concentrés dans une poignée de valeurs technologiques portées par une nouvelle révolution industrielle aux conséquences incalculables pour la croissance économique future et les bénéfices des entreprises. Le poids de la capitalisation boursière des dix plus grandes sociétés américaines approche 40% du poids total des grandes entreprises cotées aux États-Unis – du jamais vu depuis quarante ans –, un niveau très supérieur à celui observé avant l’éclatement de la bulle internet (25%) au début des années 2000. Les résultats financiers de Nvidia, Microsoft, Amazon.com, Meta Platforms, Alphabet et Apple ont acquis désormais un poids écrasant dans le comportement boursier des marchés. Les GAFAM rejoints par Nvidia, le leader mondial des puces GPU conçues spécifiquement pour les serveurs informatiques destinés à l’IA, semblent diriger seuls l’humeur des investisseurs qui se sont habitués aux tensions commerciales et aux brusques revirements de la Maison-Blanche. C’est tout juste si le shutdown (fermeture d’agences fédérales) occupe l’esprit des investisseurs. Cette domination incontestée des leaders technologiques n’est nullement imméritée au regard de leur croissance bénéficiaire des dernières années et surtout de leur contribution aux résultats totaux générés par les entreprises cotées dans le monde. Après les thématiques d’investissement liées à la digitalisation de l’économie, au cloud et au big data, qui ont emballé les marchés financiers au sortir de la pandémie de 2020, les énormes progrès de l’intelligence artificielle enregistrés depuis quelques années à peine ont accéléré la croissance des revenus des GAFAM et initié un cycle puissant d’investissement en infrastructures technologiques et énergétiques qui va s’étaler sur plusieurs années. Les besoins considérables en capacités de calculs et d’hébergement d’applications dopées à l’IA exigent le déploiement de nombreux datacenters qui peinent aujourd’hui à répondre à la demande exponentielle de leurs clients.

L'un des arguments boursiers fondamentaux en faveur des géants de la technologie dans les années 2010 était leur capacité d'expansion nécessitant peu d’investissements supplémentaires – on parle de scalability en anglais. Contrairement à de nombreux secteurs économiques, les valeurs technologiques ont ainsi connu une croissance rapide sans devoir déployer de lourds investissements, ce qui leur a permis de générer des excédents de trésorerie substantiels, alimentant par la même occasion de larges programmes de rachat d’actions. Par exemple, l’arrivée d’un nouvel abonné sur un réseau social tel que ceux proposés par Meta, ou sur un logiciel développé par Microsoft, ne nécessite pratiquement aucun investissement ni coût supplémentaire. L’IA semble changer radicalement la donne. Les lourds investissements des entreprises technologiques transforment le profil de risque d’un secteur longtemps loué pour sa faible intensité capitalistique, la solidité de ses bilans et la forte génération de ses free cash flows. Pour le moment, les investisseurs demeurent sourds aux risques de bulle – phénomène qui n’est d’ailleurs nullement extraordinaire durant les périodes de révolution industrielle qui aspirent l’épargne disponible –, et semblent mettre de côté la question pourtant cruciale du retour sur investissement. La vague de l’IA est trop puissante pour les décourager. Les chiffres sont de fait impressionnants. Si les taux de croissance moyenne annualisée attendue sur la période 2024/2029 des revenus des quatre leaders que sont Microsoft, Alphabet, Amazon.com et Meta Platforms valent respectivement 15%, 10%, 11% et 16% (consensus Bloomberg), les dépenses d’investissements mesurées en pourcentage des excédents bruts d’exploitation (EBITDA en anglais) seront portées en 2026 à respectivement 49%, 57%, 72% et 90%, contre 26%, 34%, 101% et 66% en 2022. Les efforts consentis sont en réalité sans précédent dans l’histoire récente. Pour ces quatre leaders de l’IA, les investissements totaux devraient avoisiner 480 milliards de dollars en 2026, un triplement par rapport à 2022, l’année de lancement du robot conversationnel ChatGPT, dont la maison mère OpenAI (non cotée) prévoit d’investir plusieurs centaines de milliards de dollars dans les prochaines années.

Certes, les marchés boursiers affichent des valorisations élevées, quelle que soit la méthode d’évaluation utilisée. Les primes de risque apparaissent peu attrayantes dans une perspective de long terme. Le rendement des free cash flows de la bourse de New York est revenu à son niveau tout juste antérieur à la crise financière des subprimes de 2008. Exceptés les marchés émergents et la bourse européenne – en dépit d’une belle performance depuis le 1er janvier –, dont les multiples de valorisation sont en ligne avec leurs moyennes historiques, les principaux indices mondiaux annoncent pour l’avenir des rendements à long terme inférieurs à ceux observés ces dernières années. Mais cela ne tient pas compte de la révolution de l’intelligence artificielle, dont bénéficient pleinement les valeurs technologiques et industrielles exposées aux dépenses d’infrastructures — comme en témoignent les excellents résultats trimestriels récemment publiés. Toutefois, cette révolution est encore loin d’avoir diffusé tous ses effets dans le reste de l’économie. L’optimisme au sujet des gains de productivité, de la croissance économique potentielle et donc de la trajectoire future des profits des entreprises repose quasi exclusivement sur une révolution technologique qu’il est indispensable de mieux comprendre pour s’éloigner des peurs irrationnelles.

Les espoirs de gains de productivité portés par l’IA

L’intelligence artificielle (IA), dont l’histoire est déjà riche, connaît une accélération spectaculaire grâce aux avancées majeures dans l’apprentissage profond, notamment les réseaux neuronaux convolutifs (années 2010), et au développement des IA génératives telles que les modèles de diffusion, les réseaux antagonistes génératifs (GAN) et les grands modèles de langage (lancement de ChatGPT en novembre 2022). Ces derniers, capables de comprendre et de produire du langage naturel, bouleversent la relation entre l’humain et la machine en rendant des capacités puissantes accessibles sans expertise technique approfondie. Des plateformes disponibles sur le cloud offrent désormais des outils de création automatique de modèles adaptés aux échantillons de données fournies par les utilisateurs (par exemple Azure Machine Learning de Microsoft et SageMaker Autopilot d’Amazon.com). Les développements de l’IA ne s’arrêteront pas aux grands modèles de langage qui ne répondent aujourd’hui qu’imparfaitement aux besoins de planification et d’autonomisation des machines. De nouvelles architectures en cours de conception visent à renforcer les aptitudes de raisonnement et de planification des IA.

Sans aucun doute, l’IA s’impose comme un puissant moteur d’accélération des gains de productivité et de la croissance économique potentielle à l’échelle mondiale. Elle accélère la digitalisation et l’automatisation des tâches, bien au-delà du secteur manufacturier. L’industrie, qui ne représente que 10 à 17% du produit intérieur brut (PIB) des pays de l’OCDE, profite depuis longtemps d’une vague de robotisation, avec des niveaux d’adoption variables selon la capacité des pays à intégrer les innovations technologiques – les champions du monde en la matière se trouvant en Asie (Japon, Taiwan, Corée du Sud… sans sous-estimer les efforts considérables de la Chine). Désormais, l’IA permet une extension rapide de la digitalisation aux services, qui constituent environ 70 % du PIB des économies développées, et qui enregistrent depuis longtemps des gains de productivité insuffisants. Le développement et la diffusion des agents IA, combinés au big data et au cloud, pourraient par ailleurs offrir une réponse efficace aux défis du vieillissement démographique et de la pénurie de main-d’œuvre dont souffrent déjà de nombreux secteurs.

Toutefois, cette révolution soulève deux enjeux majeurs : l’éducation de la population et l’accès à une énergie abondante et bon marché. Le principal obstacle à la diffusion de l’IA réside, selon nous, dans le manque de connaissances scientifiques et techniques de la population, qui alimente fantasmes hollywoodiens et angoisses irraisonnées. S’agissant du second défi, nous rappelons que chaque grande révolution industrielle de l’histoire fut accompagnée par des avancées majeures dans le domaine énergétique. La première révolution industrielle, survenue entre la fin du XVIIIᵉ siècle et le début du XIXᵉ siècle (machine à vapeur) fut permise grâce à l’abondance du charbon. La deuxième révolution industrielle, qui se déroula entre la fin du XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle, bénéficia d’un élargissement des sources énergétiques. Le charbon restait dominant, mais le pétrole et le gaz naturel commencèrent à jouer un rôle majeur en tant qu’énergies fossiles primaires. Parallèlement, l’usage de électricité (énergie secondaire) se diffusa progressivement. La troisième révolution industrielle, amorcée vers les années 1970 (émergence des technologies de l’information et de la communication), fut caractérisée par une grande diversification des sources d’énergie. En plus des énergies fossiles, les énergies renouvelables, notamment l’hydroélectricité, gagnèrent en importance. La production d’électricité d’origine nucléaire prit son envol. Quelle sera donc la prochaine révolution énergétique capable de répondre aux énormes besoins de l’IA tout en accélérant l’indispensable décarbonation de la production d’électrons ?

Conclusion

Face à l’une des plus grandes révolutions technologiques de l’histoire, les investisseurs ne peuvent rester sur le quai à regarder le train passer. Selon nous, la question de l’existence d’une bulle n’est pas la plus pertinente. Le cycle d’investissement dans les infrastructures liées à l’intelligence artificielle s’étendra sur de nombreuses années, tandis que le processus de digitalisation de l’économie mondiale n’en est qu’à ses prémices. Cependant, dans un environnement mondial toujours marqué par l’incertitude — qu’elle soit commerciale ou géopolitique —, la valorisation élevée des indices appelle à davantage de discernement. Les risques de remise en cause des modèles économiques par de nouveaux entrants, soutenus par les impressionnantes capacités de l’intelligence artificielle, fragilisent les indices boursiers fortement concentrés autour de quelques quasi-monopoles. Dans ce contexte, la gestion active et la diversification doivent être privilégiées.


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