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Le douloureux réveil des somnambules Dominique Marchese, Head of Equities & Fund Manager, 2022-05-06

Mots-clés: Ukraine, inflation, Chine, valorisation, Fed, banques centrales, actions américaines, récession, total-capitalisme, etc. 

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Dans notre précédente lettre, nous adoptions un ton plus prudent face à l’offensive russe en Ukraine et à la dégradation de l’environnement macroéconomique. Nous insistions sur le fait que la valorisation des indices boursiers ne reflétait nullement les risques d’escalade militaire, de stagflation (inflation élevée couplée à un fort ralentissement de la croissance voire à une récession), pour ne rien dire du scénario de changement radical de paradigme (scénario de « démondialisation », cf. note du mois d’avril). Si les indices avaient plutôt bien résisté jusqu’à très récemment, le décrochage observé à la fin du mois dernier (surtout sur le marché américain) peut laisser craindre que l’effet d’inertie dont ont bénéficié les marchés est près de s’essouffler. Les investisseurs « somnambules » se réveillent face à trois sujets majeurs : le conflit en Ukraine, l’inflation, et pour finir la Chine.

L’effet d’inertie

Comment expliquer la placidité des investisseurs jusqu’à la mi-mars ? Était-ce simplement l’expression de la confiance recouvrée après la crise de la Covid-19 ? En partie, assurément, puisque l’épisode Omicron n’a pas remis en cause la forte reprise économique observée en Occident (immunité collective atteinte contre les formes graves de la maladie ; reprise de la mobilité et des services impactés par la crise sanitaire).

Mais les raisons de la bonne tenue des marchés malgré le retour de la guerre en Europe et le choc inflationniste inédit depuis quarante ans sont plutôt à rechercher dans les trente années d’environnement favorables pour les actifs financiers (en dehors de quelques crises financières parfois brutales mais toujours passagères). Les vertus de l’accélération de la mondialisation qui a suivi la chute de l’URSS en 1991, la désinflation alimentée par l’entrée de la Chine dans l’OMS en 2001, et l’assurance offerte par les banques centrales prêtes à soutenir la croissance  - et surtout les marchés -  via le déploiement de politiques non conventionnelles jamais vues dans l’histoire dessinèrent une toile de fonds particulièrement favorable à la valorisation des actifs.

Une grande partie de la génération actuelle des investisseurs n’a en réalité rien connu d’autre. La crise sanitaire du SARS-CoV-2 a même renforcé cette croyance dans la validité à toute épreuve de la stratégie « buy on dips » qui consiste à acheter le marché à la moindre correction. La faiblesse des taux d’intérêt a évidemment renforcé le mantra « TINA » (« there is no alternative ») qui repose sur l’idée que les actions définissent une classe d’actifs à privilégier lorsque les rendements réels (après inflation) des obligations sont très négatifs. Les investisseurs ont eu longtemps raison de penser de la sorte puisque la situation financière des entreprises et leurs résultats (post-Covid) sont excellents, et ce malgré le choc inflationniste (très bonne résistance des marges bénéficiaires). La bonne qualité d’ensemble des bénéfices publiés pour le 1er trimestre en témoigne. Bien évidemment, leur raisonnement reposait avant tout sur l’idée que les prix devaient inéluctablement converger vers leurs moyennes historiques, autrement dit que l’inflation actuelle n’est que passagère. Ainsi, les investisseurs n’anticipent toujours pas de forte hausse des taux d’intérêt de manière durable. Leurs attentes se reflètent dans des rendements obligataires à long terme très inférieurs à la croissance nominale.

Les banques centrales contraintes de changer de braquet

Après des années de torrents de liquidités déversés sur les marchés pour relever les économies frappées par des crises financières ou économiques à répétition (éclatement de la bulle internet de 2000, crise immobilière des subprimes de 2008, crise des dettes souveraines de la zone euro de 2010-2011, crise de la Covid-19 de 2020), les banques centrales semblent avoir compris que leurs politiques de taux d’intérêt nuls et d’assouplissement quantitatif (contrôle de la partie longue des courbes de taux d’intérêt) peuvent aussi aboutir à des effets négatifs (bulles d’actifs, aggravation des inégalités de patrimoine, emballement des anticipations d’inflation, dérapages budgétaires). En pratiquant ouvertement ce que les économistes appellent la dominance fiscale (politique monétaire subordonnée à la politique budgétaire) pour assurer la solvabilité d’États prodigues et favoriser ainsi l’emploi et la croissance, les banques centrales ont longtemps couru le risque de perte de crédibilité dans leur rôle de maintien de la stabilité des prix. Tant que les forces déflationnistes étaient bien présentes (Chine, forte concurrence internationale entre les économies ouvertes, atonie structurelle de la demande en Europe, faiblesse des gains salariaux aux États-Unis, prix de l’énergie raisonnables grâce notamment au développement rapide du gaz de schiste américain), la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne ont continué d’augmenter sans crainte la taille de leur bilan. Dans un contexte de disparition de la prime de terme (rémunération supplémentaire pour le risque de duration) sur les marchés obligataires, les investisseurs se sont ainsi détournés du sujet pourtant crucial de la valorisation des actifs financiers et immobiliers pour ne plus s’intéresser qu’à des questions de croissance de revenus et de positionnement stratégique dans des secteurs réputés porteurs (transitions numérique et énergétique).

Cet environnement change en ce moment même sous nos yeux. Il semble que les banques centrales craignent davantage les effets de second tour et la fameuse boucle prix-salaires (inflation auto-entretenue), le cauchemar des grands argentiers de la planète qui nous ramène aux années 70. Alors que l’inflation de 2021 fut d’abord un choc d’offre lié à la paralysie des chaînes de production et de logistique durant la crise sanitaire, couplé à un transfert significatif de la demande des services (inaccessibles) vers les biens (notamment digitaux, les matériaux de construction, les équipements domestiques…), le discours ambiant a longtemps été celui d’un retour à la normale à la faveur de la réouverture des économies. Selon la plupart des observateurs, l’inflation n’aurait pas le temps de s’installer dans le paysage et de modifier en profondeur les anticipations et les habitudes des agents économiques.

Ce discours a pris du plomb dans l’aile depuis le déluge de critiques déversé sur l’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers au printemps 2021 lorsqu’il prédisait, contre l’avis de la grande majorité des économistes, une surchauffe de l’économie américaine alimentée par les plans de relance Trump-Biden dont il jugeait la taille excessive. Retenir aujourd’hui comme scénario de base l’absence de dérapages salariaux (c’est-à-dire au-delà des gains de productivité) au motif que les salaires ont peu progressé ces vingt dernières années (indexations automatiques limitées, à quelques rares exceptions près, faiblesse du syndicalisme aux États-Unis) devient une thèse difficile à défendre lorsque les marchés du travail sont très tendus, redonnant ainsi un réel pouvoir de négociation aux salariés (salaires horaires en progression de 5,5% aux États-Unis). Les contestations sociales et la remise en cause de plus en plus évidente de l’héritage néolibéral des années Reagan-Thatcher qu’accompagne l’emprise des États sur des pans entiers de l’économie, amplifiée par la crise sanitaire et les tensions entre la Russie et l’Otan (économie de guerre), posent clairement la question de l’éventualité d’un changement de paradigme. Les banques centrales ont compris le danger. Elles semblent prêtes à retourner à des politiques plus conventionnelles alors qu’elles reconnaissent avoir pris du retard dans la lutte contre l’inflation. Les pressions structurelles renforcées par les transitions énergétiques et numériques, qui accentuent les phénomènes de rareté des ressources, renforcent les inquiétudes d’un emballement durable des anticipations.

La solution qui semble bien faire son chemin du côté des responsables de la Réserve fédérale consiste à provoquer volontairement une courte récession en contraignant suffisamment la demande. Le choc d’offre lié à la crise sanitaire et le basculement de la demande vers les biens exigeaient pourtant de nouveaux investissements de capacité et donc des conditions financières favorables. Cependant, la plus large diffusion de l’inflation dans l’économie américaine et le marché du travail particulièrement tendu conduisent aujourd’hui la Fed à privilégier une politique monétaire plus restrictive conduisant à une contraction plus rapide de la demande finale sans attendre que l’inflation ne modère elle-même les dépenses de consommation des ménages. Rien ne permet d’affirmer à ce stade que cette stratégie sera payante pour contenir les anticipations d’inflation et éviter ainsi la fameuse boucle prix-salaires. Mais c’est une réalité que les investisseurs ont eu jusqu’à présent un peu de mal à reconnaître outre-Atlantique : la banque centrale américaine n’est plus là pour soutenir à n’importe quel prix la bourse de New York. Le scénario d’atterrissage douloureux (hard landing) de l’économie n’est plus exclu. Dans ce contexte, les actions américaines, valorisées à plus de 18 fois les résultats attendus durant les douze prochains mois (contre une moyenne à dix ans de 16,9. Source : Factset), ne peuvent plus jouer leur rôle habituel de valeurs refuges. Largement surpondérés dans les portefeuilles internationaux, en particulier via les secteurs de croissance technologiques, les actifs américains sont les plus fragiles face à un changement de régime majeur des taux d’intérêt et de l’inflation.

Ukraine : vers une nette dégradation des relations entre l’Otan et la Russie soutenue par ses alliés

Soyons intellectuellement honnêtes : le scénario le plus souhaitable pour les bourses mondiales était une victoire rapide des forces russes suivie d’un cessez-le-feu aboutissant à un gel du conflit pour plusieurs années (comme après l’annexion de la Crimée en 2014). Grisé par les succès ukrainiens sur le champ de bataille et convaincu que les rodomontades du Kremlin au sujet de la menace nucléaire ne sont pas crédibles, l’Otan a décidé de modifier ses objectifs initiaux et de pousser son avantage. Tout sera fait du côté occidental en matière d’aide matérielle militaire pour permettre à l’Ukraine de gagner la guerre et de récupérer les territoires perdus depuis 2014 (une réelle nouveauté qui change radicalement la physionomie du conflit). Les pays qui partagent ses valeurs démocratiques sont destinés à rejoindre l’Otan sur simple demande (abandon définitif du statut de neutralité à la manière « finlandaise »). La Suède et la Finlande ont annoncé leur volonté d’accélérer les débats politiques internes afin de soumettre leur candidature à l’adhésion à l’Otan, probablement dans le courant du mois de mai. L’Ukraine pourrait suivre malgré les premières déclarations du président Zelenski. Alors que le Kremlin ne cesse d’agiter le chiffon rouge de la cobelligérance et de la protection des intérêts vitaux de la Russie, l’Occident démocratique a décidé d’assumer une confrontation qui fragmente un peu plus la planète en deux blocs et rappelle l’époque de la guerre froide. D’un côté les démocraties libérales longtemps endormies, mais dont le discours guerrier a de quoi en surprendre plus d’un, en levant quantité de tabous en matière d’intervention directe dans les conflits. De l’autre, les démocratures et les alliés de la Russie : Chine, Inde, Iran, Algérie, Egypte, Afrique du Sud…qui se sont au mieux abstenus à l’ONU lors des votes condamnant l’invasion de l’Ukraine, mais qui n’hésitent pas à exprimer leur franche hostilité à l’égard du monde occidental. Le Kremlin considère de son côté qu’elle est bien en guerre contre l’Otan dont l’objectif premier est de stopper net le retour de l’impérialisme russe que Vladimir Poutine semble vouloir assumer jusqu’au bout, alors qu’il considère la disparition de l’URSS  - et non pas la Seconde guerre mondiale - comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle. La surenchère verbale des deux côtés du front n’aide évidemment pas à trouver une solution diplomatique qui éviterait à chaque camp de perdre la face. Les déclarations tonitruantes de l’Administration Biden justifient paradoxalement les thèses russes, jugées paranoïaques par les observateurs occidentaux, sur la « forteresse assiégée » et la volonté des démocraties libérales d’affaiblir durablement la Russie.

Ces thèses, défendues depuis une vingtaine d’années dans les milieux proches du Kremlin, entrent en résonnance avec l’affect d’une grande partie du peuple russe victime de l’idéologie du ressentiment, celle qui dans l’histoire mène toujours à la guerre. La diplomatie est bien au point mort. Les gouvernements jouent avec des allumettes à côté de barils de poudre. Comment, dans ces conditions, ne pas adopter une stratégie défensive sur les marchés financiers alors que les indices STOXX Europe 600 et S&P 500 ne perdent respectivement que 2% et 1% depuis le début des hostilités (performances enregistrées au 3 mai) ?

Chine : panique affichée par Pékin avant le XXème Congrès de novembre prochain

Nous terminons par quelques mots sur la Chine. En 2020, pour l’immense majorité des investisseurs, les actifs chinois étaient devenus incontournables alors que Pékin avait réussi à sortir de la crise sanitaire plus rapidement que le reste du monde au prix de la fermeture de ses frontières et de politiques coercitives rarement vues ailleurs. 2021 fut l’année de la désillusion avec la reprise en main de pans entiers de l’économie par un parti unique jaloux de son pouvoir et qui, à juste titre, craignait de voir la société faire sécession sous l’influence de puissants groupes privés tels que les plateformes technologiques. La régulation a débouché sur une correction du marché immobilier résidentiel. 2022 est l’année du XXème Congrès du Parti communiste chinois qui devrait renouveler le mandat de Xi Jinping à la tête d’un État qui assume son modèle « total-capitaliste » très éloigné des valeurs occidentales. L’expression, usitée par l’économiste Nicolas Baverez, renvoie à un mode de capitalisme d’État très autoritaire sous la houlette d’un parti unique qui contrôle étroitement la société et les secteurs stratégiques. Or, les autorités de Pékin sont aux abois. 45 villes sont sous le coup de mesures de confinement plus ou moins strictes (40% du PIB concernés), car la Chine refuse obstinément d’abandonner sa stratégie « zéro Covid » qu’elle juge plus efficace que les politiques menées en Occident. Malgré les symptômes associés au variant Omicron plutôt bénins, les autorités craignent la submersion du système hospitalier alors que l’immunité collective est inexistante (faible taux de vaccination, vaccins chinois peu efficaces, refus de faire appel aux vaccins occidentaux). Le poids de la Chine dans l’économie mondiale est dix fois celui de la Russie ! Or, les dernières statistiques témoignent bien d’effets négatifs du reconfinement dans les services et dans le secteur manufacturier dont l’éventuel arrêt brutal serait un nouveau choc majeur pour le reste du monde (la Chine exporte un tiers des biens intermédiaires dans le monde). Les chaînes logistiques sont à nouveau perturbées alors que le coût du transport maritime augmente. Les tentatives des autorités de Pékin pour soutenir l’économie et les marchés (assouplissement de la politique monétaire, relâchement des contraintes réglementaires, négociations avec le régulateur américain pour prolonger la cotation d’actions chinoises sur la bourse de New York…) sont autant de signes de grande fragilité de la croissance économique en amont d’un Congrès du PCC décisif pour l’avenir de Xi Jinping, le dirigeant réputé le plus autoritaire depuis Mao Zedong. L’entêtement de Pékin à vouloir prolonger la stratégie « zéro Covid » démontre que le « total-capitalisme » peut aussi être fondamentalement inefficace lorsque l’idéologie abolit toute raison, et aggrave au passage l’isolement de la Chine sur la scène internationale. Dans ces conditions, comment peut-on prétendre que la valorisation des actions chinoises puisse atteindre les standards qui prévalent dans les démocraties libérales où règne l’État de droit ? La prime de risque politique dont souffrent les actifs chinois (rapport cours sur bénéfices 2022 égal à 11 contre 16 pour l’indice MSCI All Country World) nous semble parfaitement justifiée aujourd’hui.

Conclusion

Le niveau de valorisation des indices boursiers ne constitue en rien un catalyseur de performance à court terme. Il détermine toutefois le retour sur investissement à long terme. Ainsi, le niveau raisonnable des indices (surtout européens) et le rendement attractif des free-cash-flows supérieur à sa moyenne de long terme de 5% nous autorisent à affirmer que les cours actuels offrent des points d’entrée intéressants à condition d’avoir un horizon d’investissement de plusieurs années. Mais qu’attendre des prochaines semaines ? des prochains mois ? La volatilité des marchés devrait encore connaître de nombreux soubresauts. Nous sommes devenus plus circonspects compte tenu d’une accumulation inédite de nuages inquiétants au-dessus des marchés qui ont longtemps profité de la force d’inertie accumulée depuis plusieurs années. Les somnambules sont encore nombreux à penser que la correction récente reflète correctement les risques. Nous ne le pensons pas et préférons privilégier la protection de la valeur du portefeuille à court terme plutôt que celle de la recherche de gains à n’importe quel prix.

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